Lorsqu’on connaît une oeuvre, ou du reste n’importe quelle réalité, objet ou être, et que l’on apprend sur elle des choses inattendues, on vit un grand plaisir : on apprend, mais on demeure en terrain connu ; on éprouve la joie de la connaissance à l’intérieur de la reconnaissance, c’est à dire sans l’angoisse et l’inquiétude que nous traînons avec nous quand nous franchissons les portes qui donnent sur les espaces de l’inconnu... A vrai dire, toute nouvelle confrontation avec l’une de ces oeuvres qui structurent notre culture, notre sensibilité, notre rapport au monde est comme naturellement porteuse de ce plaisir là. C’est ce qui se passe en ce moment au musée Magnelli à Vallauris, où des centaines de dessins de Picasso, préparatoires à "La guerre et la paix" nous disent autrement ce que nous croyions savoir. Ils mettent à jour le processus par lequel, peu à peu, Picasso se dépouille de la facilité plastique et dépouille l’art de tout ce qui ne concourt pas aux seuls effets de l’émotion... Le Patriote en a récemment rendu compte sous la plume de Michel Gaudet.
Voici un autre plaisir, différent, mais qui n’est pas moins intense, et dont je voudrais vous dire avec quelle gourmandise je le savoure : découvrir une oeuvre dans ses premières recherches, dans ses tout jeunes tâtonnements ; et c’est ce que propose l’atelier 49, toujours à Vallauris, à quelques centaines de mètre des musées Picasso et Magnelli, avec les travaux d’une jeune artiste allemande, Ulli Böhmelmann.
Ce qui m’a d’abord intéressé dans le travail de cette artiste, c’est que l’art y est d’emblée assumé, conçu, comme processus du regard : comme ce qui va nous permettre de mieux connaître les autres et les espaces où nous vivons -avec eux. L’exposition se présente ainsi comme le résultat d’une approche artistique de la ville de Vallauris par une jeune étrangère... Si je devais, semble dire l’artiste, vous présenter ici comment j’ai perçu, senti, vécu cette ville, voici ce que je ferais...
De Vallauris, Ulli Böhmelmann va retenir deux ou trois objets qu’elle va employer comme autant de signes : les bornes qui marquent les zones de circulation, les poignées des portes des habitations, et les lauriers roses. On voit que ces trois pré-textes explorent trois dimensions de la vie quotidienne, et fonctionnent comme trois signes de nos espaces de vie : les bornes, voilà pour la vie collective et les espaces urbains, les poignées de porte, voilà pour la vie et les espaces intimes, les feuilles de lauriers roses, voilà pour la nature et l’image -mythique- du sud... Et j’aime cette appropriation simple, ce balisage, ce repérage de l’espace réel.
Ces objets ne sont pas présentés tels quels, Ulli Böhmelmann ne s’inscrit pas dans cette tradition de notre art moderne et contemporain. Ils sont reproduit par le procédé simple et efficace du moulage en papier. Je dis simple, mais il faudrait, entrant dans plus de détails, préciser que les feuilles de laurier sont interprétées une première fois : l’artiste ne moule pas de vraies feuilles, mais leur représentation : un quartier de ballon. Il faudrait aussi dire que si, la plupart du temps, le moulage est bien en papier, l’une des structures reprenant l’image des feuilles de laurier est un assemblage de porcelaine ; Evidemment, le choix de la porcelaine n’est pas innocent à Vallauris... Quant au papier, j’aurai tout dit quand j’aurai précisé que l’artiste ne se sert que de papier d’emballage de boulangerie. Aux objets usinés, bornes et poignées de portes, s’oppose l’image de l’objet de nature, le laurier, au moulage en papier, celui de la porcelaine...
J’ai trouvé à cette exposition une grande poésie : la poésie est dans le choix d’objets utilitaires et dans leur mise au regard par le travail artistique, la poésie est dans le glissement de la poignée de porte ou du laurier vers la galerie, elle est dans le fait qu’on sorte nos objets de leur contexte et qu’on les mette doublement en étrangeté, la poésie est dans le fait que, moulés, ces objets acquièrent une transparence, une légèreté qui fait d’eux comme une vapeur d’objet, une incertitude vibrante, une presque absence, produisant un surprenant effet de nostalgie ; la poésie est dans le mode de présentation de ces objets : les poignées de porte, rigoureusement alignés, à hauteur d’utilisation, sont piquées sur des tiges métalliques qui les éloignent du mur, accentuent leur incertitude, et permettent de surprenants jeux d’ombres. Ni complaisance, ni anecdotisme... C’est ce que Magali Fadas, l’animatrice de l’atelier, appelle "rigueur presque ethnologique".
Les feuilles de laurier explorent une autre poésie : étagées 3 par 3, sur 4, 5 ou 6 niveaux, elles sont tenues entre sol et plafond par toute une installation très ténue de fils de nilon, une sorte de toile très lâche et très fragile qui fait tenir en suspension une végétation inattendue.... Un régal.
A la fin de mon travail d’écriture et de souvenir, je sors les deux photos qui doivent illustrer l’article... Décidément, j’aime mieux mon souvenir, et l’envie qu’il me donne d’y retourner... Il vous reste encore quelques jours, jusqu’au début d’octobre... allez y voir, et mettez ce nom dans un coin de vote tête : Ulli Böhmelmann.
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